Par Fabien Pernet

C’est en 2006 que le Réseau International pour la Prévention de la Maltraitance envers les Aînés (International Network for the Prevention of Elder Abuse - INPEA) désigna le 15 juin comme Journée Mondiale de Lutte contre la Maltraitance envers les Aînés (JMLCMA). À peine trois ans plus tard, la campagne fut organisée pour la première fois au Nunavik, territoire des Inuit du Québec. À ce jour, la Régie Régionale de la Santé et des Services Sociaux du Nunavik et l’Administration Régionale Kativik ont organisé six campagnes consécutives, qui se sont révélées particulièrement efficaces pour que la maltraitance envers les aînés soit mieux connue. Sans vouloir affirmer qu’aucun ainé n’ait jamais subi de mauvais traitement par le passé, la maltraitance est un phénomène inédit au Nunavik, symptomatique d’un tissu social fragilisé par l’histoire coloniale du 20e siècle. La JMLMA apparaît alors comme une belle opportunité pour les aînés de réclamer le respect qui leur est dû, et pour les communautés de développer des façons culturellement appropriées de prévenir la Maltraitance envers les aînés.

Les Aînés au Nunavik

Les aînés ne représentent qu’une faible proportion de la population du Nunavik. La moitié de la population a moins de 22 ans, et une grande partie de l’autre moitié a moins de 55 ans. Il est rare au Canada de considérer comme aînés les personnes âgées de plus de 55 ans, mais l’espérance de vie au Nunavik est de 15 ans plus faible que pour l’ensemble du Québec.

Pourtant cette situation est en train de changer, et un vieillissement de la population est sur le point de s’amorcer. Le nombre d’aînés pourrait ainsi tripler au cours des 20 prochaines années. C’est une situation inédite, et un défi pour des institutions plus habituées à élaborer des politiques orientées vers les jeunes. Mais les personnes âgées du Nunavik sont elles-mêmes déjà en train de définir de nouvelles façons d’être un « aîné ».

Les aînés du Nunavik ont toujours été impliqués dans les affaires de leur communauté, prenant régulièrement la parole sur de nombreux sujets. Autrefois, leurs vastes connaissances de l’environnement et de la nature humaine étaient particulièrement valorisées, et les conflits ne se voyaient résolus que par leur l’intervention. Les aînés orientaient les jeunes générations et leur parole faisait loi.

Des changements drastiques se produisirent dans les années 1950 et 1960. Les Inuit furent sédentarisés dans des communautés complètement administrées par le gouvernement fédéral, jusqu’à ce qu’à ce que la signature de la Convention de la Baie James et du Nord-Québécois ouvre la porte à l’autodétermination. Suite à cet accord, les aînés furent investis du rôle de gardiens de la culture inuit, à travers une nouvelle structure, l’Institut Culturel Avataq. Ils sont depuis très impliqués dans la protection de l’Inuktitut et dans la transmission des connaissances traditionnelles aux jeunes générations.

Il y a dix ans, en 2005, les aînés mirent sur pieds une nouvelle organisation, le Comité des Aînés du Nunavik (CAN), dont le rôle est de les représenter à l’intérieur et à l’extérieur du Nunavik. Grâce au CAN, les aînés peuvent maintenant faire valoir leurs besoins, et attirer l’attention sur leurs conditions de vie. Les aînés du Nunavik comptent parmi les plus pauvres au sein de la province de Québec. Leurs revenus dépendent énormément des prestations du gouvernement, dans une région déjà très affectée par un coût de la vie élevé et par la crise du logement. Améliorer leurs conditions de vie implique une meilleure reconnaissance de leurs besoins ainsi que la mise en place de politiques mieux adaptées.

La JMLCMA au Nunavik

La maltraitance envers les aînés est un phénomène inédit au Nunavik, exacerbé dans certaines communautés par la crise du logement et par la pauvreté. L’impact de l’histoire coloniale sur la culture et la société inuit de la deuxième partie du 20e siècle est aujourd’hui largement reconnu, et les problèmes sociaux auxquels font aujourd’hui face les communautés inuit, y compris la maltraitance, sont un héritage des années 1950 et 1960.

Durant ces deux décennies, quatre évènements ont profondément affecté les Inuit : la sédentarisation, les pensionnats autochtones, la relocalisation forcée dans le Haut-Arctique et le massacre des chiens de traineaux. Jamais évoquées ou reconnues pendant plusieurs décennies, ces expériences conjuguées conduisirent à la transmission de traumas intergénérationnels et fragilisèrent les liens familiaux. Les problèmes d’addiction et de violence familiale figurent parmi les conséquences les plus évidentes de cette Histoire. De la même manière, la maltraitance envers les aînés s’enracine dans un tissu social fragilisé par le colonialisme.

Il n’est pas moins crucial de souligner la résilience des Inuit, de même que leur résilience en tant que peuple, c’est-à-dire la résilience de la culture inuit. L’assimilation est un objectif qui ne fut jamais atteint, et de nombreux nouveaux leaders formés dans les pensionnats participèrent au développement d’un mode de vie inuit moderne, dès la fin des années 1960.

Dans ce contexte, la JMLCMA offre une parfaite occasion de mener une campagne à propos de la maltraitance envers les aînés en mobilisant les valeurs culturelles inuit. Grâce au support d’organisateurs locaux, les aînés partagent à la radio locale leurs inquiétudes et leurs espoirs avec les membres de leur communauté. Nombre d’entre eux s’efforcent à cette occasion de transmettre leur connaissance des valeurs familiales, de l’ordre social et d’autres principes culturels.

Cette année, grâce à l’Association des femmes Inuit du Nunavik Saturviit, de nombreuses communautés ont diffusé de l’information relative aux tursurautiit, les termes de parenté inuit. Les aînés considèrent que le sentiment d’appartenance à une famille étendue se développe par l’apprentissage des façons adéquates d’utiliser les tursurautiit. Au contraire, la maltraitance envers les aînés est clairement liée à l’affaiblissement des liens familiaux et à l’érosion des valeurs familiales.

La JMLCMA ne serait pas une véritable célébration inuit si elle n’incluait pas un festin et des jeux. Les festins sont essentiels à tout évènement collectif organisé en honneur des aînés. Phoque, caribou, béluga, oie, poisson, fruits de mer et autres mets de choix sont généreusement offerts, par des individus ou par des organisations (Photo 1). Photo1: Des aînés de Kangiqsujuaq apprécient un festin, le 16 juin 2014Les membres de la communauté montrent ainsi leur soutien et leur respect des valeurs traditionnelles de partage, qui impliquent que les aînés reçoivent généreusement de la nourriture. Ces festins sont également un moment où les aînés vivifient leur corps et leur esprit grâce à la consommation de nourriture traditionnelle. Les aînés considèrent cette nourriture comme leur médecine de base, profondément liée à leur santé et à leur bien-être.

 

Photo2: Des aînées de Kangiqsujuaq font une course avec une cuillère et un œuf, le 16 juin 2014.

Les jeux représentent également dans la culture inuit une composante essentielle de toute célébration collective, et sont devenus partie intégrante de la JMLCMA au Nunavik (Photo 2 et Photo 3). En 2014, les activités furent repoussées pour permettre les jeux, puisque le 15 juin tombait un dimanche et que l’observance chrétienne interdit les jeux le dimanche. Les façons traditionnelles de célébrer impliquent des activités telles le parlaniq (une distribution à la volée de bonbons et autres prix), et d’autres joyeuses compétitions (Photo 4).

 

Photo3: Des aînés de Salluit jouent, avec une corde et une chaussure pour essayer d’attraper des billets de banque le 16 juin 2014.

Photo4: parlaniq – des aînés de Kuujjuaq essaient d’attraper les bonbons qu’une organisatrice leur jette, 16 juin 2014

 

 

 

 

À Quaqtaq, en 2014, les organisateurs de la JMLCMA firent un ruban mauve à l’aide de peau de phoque, et m’envoyèrent la photo de cette petite pièce mise en valeur sur un lit de coquillages (Photo 5). J’aime à penser ce ruban comme un symbole de la profonde pertinence culturelle et de l’intégration de la JMLCMA au Nunavik. Cette journée est un outil majeur dans la prévention de la maltraitance envers les aînés, entre les mains de membres de la communauté inuit. Cette image rappelle également au réseau de la santé et des services sociaux que la prévention de la maltraitance implique une collaboration culturellement appropriée avec les aînés.

 

Photo5: Ruban mauve en peau de phoque réalisé à Quaqtaq en 2014

 

 

Fabien Pernet CNPEAFabien Pernet est Coordonnateur régional pour contrer la maltraitance envers les aînés au Nunavik (QC.) à la Régie régionale de la santé et des services sociaux de Nunavik. La mesure des coordonnateurs fait partie du Plan d’Action Gouvernemental pour contrer la maltraitance envers les aînés 2010-2015, qui a été étendu par le Gouvernement du Québec jusqu’en 2017 selon la politique « Vieillir et vivre ensemble ».